"Du mauvais goût, Nina Scceletton fait un miel des plus âpres. Mais cette rhétorique ne va pas sans risque. Trop d’artistes ont cru qu’elle suffirait à leur originalité, voire qu’elle suffirait à faire œuvre. Faut-il rappeler, derrière Aristote, Cicéron et Quintilien, que l’art rhétorique est au service du propos ? Signe des temps, dans l’atmosphère saturée de l’art contemporain les œuvres sont devenues des objets de consommation à usage rapide. Ici, l’artiste prend le risque que le spectateur sourie à quelque apparente provocation, identifie un clin d’œil à la Fontaine de Duchamp, et passe à la photo suivante sans songer qu’il faut ouvrir la porte pour entrer dans la maison. Or le propos de l’artiste ne s’épuise pas avec l’aspect ludique de la confrontation du trash et de l’Histoire de l’art. Tout fait sens au contraire. La récurrence de l’autoportrait intègre l’enchaînement des références, le sens se creuse et fait résonner les échos d’une réflexion où se croisent invariablement deux obsessions de l’artiste : l’image de la femme et l’art « en personne ».
Les titres des œuvres sont importants. « Vanagloria » signifie « vaine gloire, vanité ». La Vanité est stigmatisée depuis l’Antiquité, mais c’est au XVIIe siècle que le thème se développe en tant que genre pictural à part entière. Psalmodiée dans les sermons et les consciences, la litanie de l’Ecclésiaste pèse sur la création artistique : « Vanitas vanitarum, omnia vanitas. » Vanité des vanités, tout est vanité. Les Natures mortes décrivent alors des bouquets qui se fanent, des verres de vin qui se renversent, des bougies qui se consument, des fruits trop mûrs, des horloges inexorables. Les mains des musiciens ont abandonné des instruments qui gisent silencieux, et des crânes inquiétants surveillent des parties d’échecs immobiles. La peinture dite de « Vanité » prévient ses contemporains : les plaisirs terrestres ne sont rien comparés à l’éternité de la mort. Et notre vie ici-bas ne vaut qu’en tant qu’elle prépare notre accès au royaume des cieux. C’est là, on le sait, tout l’argument du célèbre « pari » de Pascal.
Dans le même état d’esprit se répand un thème plus léger bien qu’également consacré à la dénonciation de la futilité des plaisirs terrestres. C’est un thème ambigu et misogyne : celui de la « Dame à sa toilette ». Notre artiste n’y pouvait être indifférente. Au XVIIe siècle, la toilette est sèche. Elle ne voue rien à l’hygiène, tout à l’apparence. Dans les tableaux, le motif du miroir associe deux symboles : celui de la futilité de l’image et celui de la vanité de la beauté féminine. Désormais plat, luxueux, souvent encadré d’épisodes de la vie de Vénus, il renvoie au spectateur le visage de la belle. On assiste dans son reflet à la représentation d’une féminité frivole, inconsistante, séductrice. Autant dire bardée de ces clichés qui l’accablent depuis le péché originel.
Nina Scceletton se saisit du thème et nous renvoie le reflet d’une « Dame dans ses toilettes ». Ici la subversion du titre vaut pour celle du thème, et celle du thème pour celle du propos. Le sens a littéralement basculé : Aux chiottes les clichés…, parole de photographe, … et particulièrement celui qui reproduit l’image de la femme !
La subversion « s’abyme » dans la cuvette de faïence. Narcisse, nous dit Ovide, tomba amoureux de son image reflétée dans une source d’eau pure, et s’y noya en voulant l’embrasser. La métaphore est charmante. Mais ce charme vacille quand la même image se forme dans la cuvette des toilettes. Et son rebord incurvé a beau faire au visage un cadre ovale rappelant ironiquement celui des camées, des médailles ou des portraits peints, rien n’y fait, le cœur n’y est plus : ni la femme moderne ni l’artiste ne se noieront plus en tombant amoureuses de leur image.
Rhétorique et propos collaborent ici avec une grande efficacité : détournant leurs motifs, déconstruisant et reconstruisant à la hache l’esthétique, l’iconographie et le décorum classiques, Nina Scceletton jette aux « orties » – et pire encore – les consensus et les rituels de l’art, ses propos convenus, le visage de la belle et, par métonymie, tous les passages obligés à travers des formats contraignants, réducteurs ou modélisants.
Puisqu’il s’agit d’un autoportrait, c’est la femme-artiste qui devient l’antithèse de la figure formatée, et son art qui devient sa voix (et sa voie) émancipatrice. On songe alors à un autre autoportrait, l’Allégorie de la peinture d’Artemisia Gentileschi : la photo résonne d’échos croisés, intimes et métapicturaux, entre lesquels le sens se multiplie à l’infini.
Le trash de Nina Scceletton n’est donc jamais une fin en soi, une adhésion à quelque mode, mais plutôt un « drôle d’outil », le levier d’une esthétique de la dérision qui ne vaut tant que parce qu’elle est imaginative, subversive et référencée. Le détournement des codes y est d’autant plus efficace que l’artiste en maîtrise brillamment les ressorts. Et au final, l’image nous contraint sèchement, après que l’on y ait souri, à interroger notre représentation du monde."
Thierry Le Gall